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Justice transitionnelle en RDC : le trou de mémoire des Nations Unies ( Luc Henkinbrant)

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Le 20 décembre 2020, le Conseil de sécurité des Nations Unies a décidé de proroger d’un an le mandat de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO) et de toute sa brigade d’intervention mais aussi a envisagé le retrait progressif de cette mission sur le sol congolais.

En effet, plus d’un analyste fait une critique négative des résolutions de ce conseil qui a perdu de vue les mécanismes de justice transitionnelle au moment où depuis 2010, lors de la publication du rapport Mapping, l’ONU a semblé s’investir dans ce dossier. Fort malheureusement de toutes les résolutions des nations unies formulées sur base des crimes inventoriés commis en RD Congo, aucune d’elle n’envisage la justice transitionnelle moins encore la mise en place d’un tribunal international pour la République Démocratique du Congo.

 

Lire l’intégralité sur Justice transitionnelle en RDC : le trou de mémoire des Nations Unies

Ce 20 décembre, le Conseil de sécurité a décidé de proroger d’un an le mandat la MONUSCO. La  Résolution adoptée ne mentionne, dans sa partie décisionnelle, aucune tâche à effectuer par la mission onusienne pour l’impliquer activement dans la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle en RDC. Une omission scandaleuse et incompréhensible.

Le Rapport Mapping, publié en octobre 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), a inventorié 617 « incidents », pour la plupart des crimes de masses commis sur le territoire congolais, et les a pré-qualifiés de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et même, en ce qui concerne le massacre de milliers de réfugiés hutus, de possible génocide[i].

Aujourd’hui, deux décennies plus tard, quasi aucun de ces crimes internationaux n’a fait l’objet de poursuites pénales, que ce soit par un tribunal congolais ou des chambres spécialisées mixtes, par un tribunal pénal international ou internationalisé, ou encore par un tribunal d’un Etat tiers, sur base de la compétence universelle.

Aucun de ces crimes n’a été l’objet du travail de mémoire d’un mécanisme de recherche de la vérité, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) « active » de 2003 à 2006 ne s’étant penché sur aucun d’entre eux.

Aucune des victimes individuelles ou des communautés victimes ne s’est vu octroyer des réparations, individuelles ou collectives, matérielles ou symboliques.

Aucune garantie de non-répétition de ces atrocités, grâce à une réforme et à un processus d’assainissement du secteur de sécurité, n’a été mise en oeuvre.

Bref, aucun des mécanismes principaux de la justice transitionnelle n’a été mise en place en RDC malgré la présence des Nations Unies, depuis plus de vingt ans, à travers la MONUC devenue MONUSCO, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), le BCNUDH, le PNUD, etc.

Or, le Rapport Mapping, produit par les Nations Unies en 2010, n’apportait pas seulement une importante contribution à la documentation des plus graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC. Il visait aussi à aider les autorités congolaises et la société civile à identifier et à mettre en oeuvre la stratégie devant permettre aux nombreuses victimes d’obtenir justice et de combattre ainsi l’impunité généralisée ainsi qu’à permettre de mobiliser plus de ressources internationales pour relever les principaux défis que doit affronter la RDC en matière de justice et de réconciliation.

Dans la préface de ce rapport, remis en lumière par le Dr Mukwege, Prix Nobel de la Paix, la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Navanethem Pillay, rappelait opportunément qu’il « se tourne vers l’avenir en identifiant plusieurs chemins que pourrait emprunter la société congolaise pour composer avec son passé, lutter contre l’impunité et faire face aux défis présents de façon à empêcher que de telles atrocités ne se reproduisent ». Elle précisait clairement que « Bien qu’il appartienne en premier lieu au Gouvernement de la RDC et à son peuple de définir et mettre en oeuvre une approche sur la justice transitionnelle, ils doivent aussi pouvoir compter à cet égard sur le soutien de la communauté internationale. Elle assurait que « Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme restera un partenaire engagé de la République démocratique du Congo dans la quête essentielle d’une véritable paix durable ».

Plus de dix ans après ces déclarations, qu’en est-il de l’identification de ces « chemins que pourrait emprunter la société congolaise pour composer avec son passé » ? Qu’en est-il des mécanismes de justice transitionnelle à mettre en place ? Où en est-on dans « le soutien de la communauté internationale » et donc des Nations Unies pour définir et mettre en oeuvre une approche sur la justice transitionnelle ? Où en le « partenariat engagé » promis par le HCDH ?

Dans la même préface, la Haute-Commissaire rappelait qu’« En décembre 2007, le Conseil de sécurité des Nations Unies, dans sa résolution 1794[ii] a demandé aux autorités congolaises de soutenir pleinement le Projet Mapping entrepris par le HCDH ». Aucune résolution du Conseil de Sécurité concernant la RDC n’a plus jamais été aussi claire et précise en matière de justice transitionnelle. Elle ne se limitait pas à la demande rituelle de « mettre un terme à l’impunité, en traduisant en justice sans délai les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire ». Elle demandait  de « soutenir pleinement l’exercice d’inventaire dans le domaine des droits de l’homme entrepris dans le pays par le HCDH », c’est-à-dire l’exercice de « mapping » (qui était en phase de démarrage en 2007 et qui débouchera trois ans plus tard sur le Rapport Mapping). Il faut rappeler ici que le mandat du Projet Mapping n’avait pas seulement pour objectifs de « dresser l’inventaire des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003 », et d’ « évaluer les moyens dont dispose le système national de justice pour donner la suite voulue aux violations des droits de l’homme qui seraient ainsi découvertes ». Un troisième objectif était, il faut le souligner, d’ « élaborer, compte tenu des efforts que continuent de déployer les autorités de la RDC ainsi que du soutien de la communauté internationale, une série de formules envisageables pour aider le Gouvernement de la RDC à identifier les mécanismes appropriés de justice transitionnelle permettant de traiter les suites de ces violations en matière de vérité, de justice, de réparations et de réforme ». C’est-à-dire identifier les quatre piliers ou mécanismes principaux de la justice transitionnelle.

La résolution 1794 allait même jusqu’à préciser ce qui devrait être fait dans le cadre d’un de ces mécanismes, celui des réformes institutionnelles ou de garanties de non-répétition : « mettre en place un mécanisme de vérification qui prenne en compte, au moment de choisir les candidats pour les fonctions officielles, notamment pour les postes importants dans les forces armées, la police nationale et d’autres services de sécurité, les actions passées des intéressés en termes de respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme; » Ce n’est pas tout. La résolution 1794 rappelait le mandat de la MONUC qui consiste aussi « à aider à élaborer et appliquer une stratégie en matière de justice transitionnelle et à coopérer aux efforts nationaux et internationaux tendant à ce que les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire soient traduits en justice; »

En décembre 2018, onze ans plus tard donc, lors de son discours de réception du Prix Nobel de la Paix, le Dr. Mukwege déclarait : « Un rapport est en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs. Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de guerre et crimes contre l’humanité et peut-être même des crimes de génocide. Qu’attend le monde pour qu’il soit pris en compte ? »

En juin 2021, 14 ans donc après la résolution 1794, le Prix Nobel de la paix, en est réduit à devoir formuler et proposer une note de « Plaidoyer pour une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle en RDC .» Que s’est-il passé pendant toutes ces années ? Qu’est-il advenu du Rapport Mapping ? Du mécanisme de vérification à mettre en place ? De l’élaboration et de la mise en application d’une stratégie de justice transitionnelle ?

 

Un rapport en train de moisir dans un tiroir …

 

Il est troublant de constater que la Résolution 1991 du Conseil de sécurité [iii], adoptée quelques mois à peine après la publication du Rapport Mapping en octobre 2010, garde un silence total sur ce rapport et les suites qu’il aurait dû recevoir. La résolution ne parle en termes vagues et généraux que de « promouvoir une réconciliation durable en République démocratique du Congo en poursuivant la lutte contre l’impunité pour tous ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ». Silence d’autant plus inexplicable que ce rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme consacre une section entière aux « Options de justice transitionnelle pour la RDC » ainsi que plusieurs chapitres à la formulation de recommandations détaillées concernant les quatre principaux mécanismes de la justice transitionnelle, les poursuites pénales, la recherche de la vérité, les réparations, les réformes, y compris l’assainissement des forces de sécurité. Malgré le rappel clair par le Rapport Mapping (§1012-1013) de l’obligation de poursuivre les auteurs de crimes internationaux commis en RDC entre 1993 et 2003), le Conseil de sécurité n’inscrit plus dans le mandat de la MONUSCO aucune des tâches inscrites dans la résolution 1794 et il ne donne aucune suite aux recommandations stratégiques formulées en matière de justice transitionnelle.

On ne s’étonnera pas dès lors que les Nations Unies, à travers la MONUSCO, le Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme (BCNUDH), le PNUD, etc.  ne développent en RDC, depuis la publication du Rapport Mapping, qu’un « programme minimum » et qu’une activité très limitée en matière d’appui à la mise en place des différents mécanismes de la justice transitionnelle.

 

Mécanisme judiciaire : une justice en trompe l’œil

 

Sur les 617 « incidents » inventoriés par le Rapport Mapping, seulement deux, l’incident dit des Milobs et « l’incident d’Ankoro » ont donné lieu à des poursuites devant les juridictions militaires congolaises.   Il vaut la peine de lire les paragraphes  du Rapport Mapping consacrés à l’affaire d ‘Ankoro dans le chapitre qu’il consacre à la « Pratique judiciaire en RDC en matière de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire : « §858. Une lecture attentive de la décision laisse entrevoir un manque d’impartialité et d’indépendance : changement d’attitude du Ministère public, imposition d’un fardeau de preuve trop exigeant aux victimes à qui on demande d’identifier positivement les militaires qui ont bombardé leurs villages, rejet de la responsabilité des commandants pour les actes commis par les subordonnés, recours inadéquat à la « légitime défense »soulignant un parti pris à l’égard des FAC et contre les Mayi-Mayi, etc. Ce procès fut considéré par les ONG nationales et les victimes comme consacrant l’impunité en ayant recours à un simulacre de justice mis en place pour « soustraire les prévenus aux poursuites judiciaires ».

Cette affaire judiciaire (tout comme beaucoup d’autres plus récentes) illustre à suffisance l’impérieuse nécessité de retirer aux tribunaux militaires toute compétence matérielle et personnelle en matière de poursuites pénales des auteurs présumés de crimes internationaux. Le Rapport Mapping consacre d’ailleurs deux chapitres à une évaluation des capacités des cours et tribunaux congolais à poursuivre et à juger les auteurs présumés des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC, notamment celles qui sont documentées dans le rapport. Le manque d’indépendance de la justice militaire, ses graves lacunes et faiblesses y sont abondamment détaillés : « §929. Une des grandes faiblesses du système judiciaire en RDC réside depuis toujours dans le manque d’indépendance des cours et tribunaux par rapport aux structures du pouvoir exécutif, législatif et de l’administration étatique. Les interférences et immixtions des autorités politiques et militaires dans les affaires judiciaires sont courantes et reconnues.(…) Les affaires étudiées par le Rapport Mapping illustrent de graves lacunes en matière de droit à un procès juste et équitable : enquêtes bâclées et douteuses; actes judiciaires mal rédigés, insuffisamment motivés ; décisions irrationnelles en droit ou non fondées sur la preuve; droits de la défense foulés aux pieds ; etc. »

Le Rapport Mapping remet donc clairement en question la compétence des tribunaux militaires pour la poursuite des crimes internationaux : le mécanisme judiciaire « devra exclure la juridiction des tribunaux militaires en cette matière » (§63). Il rappelle les principes édictés par les Nations Unies qui précisent que « En toutes circonstances, la compétence des juridictions militaires doit être écartée au profit de celle des juridictions ordinaires pour mener à bien les enquêtes sur les violations graves des droits de l’homme.[iv]»

Depuis quelques années, en contradiction avec les recommandations du Rapport Mapping et les principes édictés par les Nations Unies, les tribunaux militaires congolais continuent à recevoir le soutien des Nations Unies (!) ainsi que d’ONG internationales, en appliquant une « stratégie de poursuites » se concentrant sur des affaires concernant principalement des violences sexuelles, avec la qualification automatique (et souvent abusive) des actes de violence comme crimes contre l’humanité ou crimes de guerre. Il est urgent de cesser de faire preuve de naïveté ou de complaisance. Le résultat attendu, par les autorités politiques et militaires, de ces procédures devant la justice militaire est purement « publicitaire » :  faire valoir l’activité et la contribution importante des tribunaux militaires dans la lutte contre l’impunité des auteurs de viols et de crimes internationaux. En réalité, l’objectif caché mais véritable de ces procès ou, dans bien des cas, de ces parodies de procès, est un trompe l’œil : masquer l’abstention ou l’inaction quasi-totale de la justice congolaise dans la poursuite des crimes internationaux commis dans le passé, dont ceux inventoriés par le Rapport Mapping.

Il serait ridicule de prétendre que le manque total d’indépendance et que les graves lacunes en matière de droit à un procès juste et équitable, déjà dénoncés par le Rapport Mapping en 2010, ont disparu aujourd’hui comme par enchantement ou par la vertu d’une kyrielle de programmes de renforcement des capacités mis en œuvre par les partenaires tec hniques et financiers. Tout cela rend incompréhensible et même choquant l’appui que  apporté par les Nations Unies (à travers le BCNUDH, le PNUD, la MONUSCO, etc.) et plusieurs ONG internationales (TRIAL International, RCN/Justice et Démocratie, ASF, Physicians for Human Rights, etc.) à la justice militaire, particulièrement lorsqu’elle continue à exercer, en contradiction avec les changements législatifs, un quasi-monopole sur les poursuites pénales en matière de crimes internationaux. Comme le disait déjà en 2010 le Rapport Mapping à son §975 : « Si le système de justice nationale a pu compter ces dernières années sur un appui important de ses partenaires internationaux, y compris de la MONUC, ce support devenu dépendance ne saurait constituer une solution viable sur laquelle on peut se fier à plus long terme ».

 

Mécanisme de recherche de la vérité

En ce qui concerne ce mécanisme, le soutien de la communauté internationale peut apparaître à première vue plus conséquent. En fait, il en va comme pour le mécanisme judiciaire : malgré les recommandations du Rapport Mapping en ce domaine, quasi aucun initiative sérieuse n’a été soutenue par les Nations Unies pour faire la vérité sur les crimes de masse commis durant la période de 10 ans couverte par le rapport (1993-2003). Les quelques activités de recherche de la vérité appuyées par les agences onusiennes portent sur le passé beaucoup plus récent des crimes de masse commis au KasaÏ. « Avec l’appui notamment du BCNUDH, du PNUD et de Search for Common Ground, un programme de justice transitionnelle est actuellement en exécution dans la province du Kasaï-Central, théâtre de violents affrontements en 2017. Ce programme vise à mettre sur pied une Commission Vérité et Réconciliation à l’échelle provinciale. Il a permis le déroulement de consultations populaires sur les besoins de justice des populations, ainsi que les typologies de réparations à envisager. Cette expérience sera étendue dans les autres provinces du grand Kasaï (Kasaï, Kasaï oriental), ainsi que dans le Tanganyika.[v] »

Cette approche accorde la priorité aux mécanismes non-judiciaires de la justice transitionnelle  avec le très grand risque que cela se fasse au détriment des mécanismes judiciaires et de garanties de non-répétition, tel le processus d’assainissement du secteur de la sécurité. Tout en se réjouissant de quelques progrès dans la mise en œuvre de mécanismes de recherche de la vérité, comme l’adoption d’un édit provincial créant une Commission Provinciale Vérité, Justice et Réconciliation (CVPJR) au Kasaï central, la Société Congolaise pour l’Etat de Droit (SCED), à longueur de communiqués, « rappelle à l’Auditeur général des FARDC les trois dossiers prioritaires (Mulombodi, Nganza, et Tshisuku) transmis à son office, en vue de leur renvoi devant les juridictions congolaises compétentes et dont la suite de l’instruction souffre d’une lenteur inexplicable ».

 

Mécanisme de réparations

Le Rapport Mapping, publié par le HCDH, formule aussi de nombreuses recommandations concernant le mécanisme de réparations et conclut qu’une agence nationale, une commission pour les réparations ou un fonds d’indemnisation, qui aurait exclusivement pour mandat l’élaboration et la mise en oeuvre d’un programme d’indemnisation pour les victimes des conflits en RDC, constituerait le mécanisme le plus approprié pour relever le défi de la question des réparations. « Cet organe devrait bénéficier d’une indépendance et de prérogatives suffisantes pour définir et identifier des catégories de victimes ayant droit à différentes formes de réparations, à accorder à titre individuel et à titre collectif. Il devrait mettre en place des procédures relativement simples, gratuites et bien adaptées aux victimes pour faciliter l’accessibilité et l’efficacité qui fait souvent défaut aux instances purement judiciaires. »

Dans ce domaine aussi, l’assistance technique apporté par les agences spécialisées des Nations Unies se révèle terriblement inconsistante. Sinon, comment expliquer que la seule initiative gouvernementale, très récente, se résume à un projet de décret ministériel « fixant les statuts d’un établissement public dénommé Fonds national de réparation des victimes de violences sexuelles et autres crimes graves en République Démocratique du Congo ». Il est plus étonnant encore de voir les représentants des Nations Unies en RDC cautionner un projet[vi] qui va clairement à l’encontre des recommandations formulées par le Rapport Mapping, par les deux rapports spécifiques du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition dédiés aux réparations[vii]  ainsi que par des organisations spécialisées en la matière, comme le Global Survivors Fund, présidé par les colauréats du Prix Nobel de la Paix, Nadia Mourad et Denis Mukwege[viii].

 

Mécanisme de réformes institutionnelles et garanties de non-répétition

Déjà en 2010 le Rapport Mapping constatait que comme pour le secteur de la justice, des processus de réforme des forces de sécurité, notamment de la police et de l’armée, ont été entrepris au début de la transition, mais il ajoutait : « Toutefois il est regrettable que la justice transitionnelle n’ait été nullement prise en compte dans ces processus. Un mécanisme important de justice transitionnelle dans le domaine de la réforme des institutions concerne la procédure d’assainissement (vetting) qui vise à ce que « les fonctionnaires de l’État qui sont personnellement responsables de violations flagrantes des droits de l’homme, en particulier ceux de l’armée, des services de sécurité, de la police, des services de renseignements et du corps judiciaire, ne doivent plus exercer leurs fonctions au sein des institutions de l’État. »  Le rapport ajoutait que « L’assainissement est une mesure particulièrement pertinente et importante en RDC car de nombreux responsables présumés de violations graves des droits de l’homme se trouvent dans des institutions étatiques suite aux accords de paix. Cette présence dans les institutions, notamment dans l’armée, pourrait leur permettre d’empêcher ou de freiner toute initiative de justice transitionnelle voire, le cas échéant, de menacer ou simplement décourager de potentiels témoins et victimes. En ce sens, un processus d’assainissement n’est pas seulement indispensable en soi, mais apparaît comme la condition préalable à toute autre initiative de justice transitionnelle crédible. » Le Conseil de sécurité considère une telle mesure nécessaire pour briser le cycle d’impunité qui entoure les forces de sécurité en RDC depuis toujours, et qu’une véritable réforme du secteur de la sécurité ne saurait aboutir à des résultats durables sans mesures d’assainissement.

Les Nations Unies savent très bien qui sont ces « nombreux responsables présumés de violations graves des droits de l’homme » et cela par deux processus ou moyens d’identification. L’identité des auteurs présumés de certains des crimes répertoriés par le Rapport Mapping n’est pas mentionnée dans le rapport, mais a été consignée dans la base de données confidentielle du Projet remise à la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme. « §119. Toutes les informations pertinentes pour l’ensemble des 782 incidents ou cas ouverts se trouvent dans la base de données du Projet Mapping qui a été remise au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à Genève. On y retrouve pour chaque incident ou cas, la (ou les) source(s) de l’information originale, la (ou les) fiche(s) d’entretien avec des témoins de l’incident, la nature des violations commises, leur description et leur situation dans le temps et l’espace, une qualification préliminaire des crimes révélés par l’incident, le nombre approximatif de victimes, le (ou les) groupe(s) armé(s) impliqué(s) et l’identité de certaines victimes et auteurs présumés. »

Une deuxième base de données existe qui recoupe certainement la première. C’est la base de données de la « Profiling unit » de la MONUSCO/BCNUDH chargée d’examiner les actions passées des éléments des FARDC en termes de respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme dans le cadre de la « politique de diligence raisonnable », dans le contexte de la fourniture d’appui par l’ONU à des forces de sécurité non onusiennes (les FARDC par exemple). Ceci afin d’éviter que les casques bleus, comme ceux de la Brigade d’intervention, ne se trouvent associés à des opérations militaires de l’armée congolaise, qui seraient commandées par des officiers aux antécédents suspects en matière de droits de l’homme et de droit international humanitaire.

Il est compréhensible que ces bases de données soient utilisées dans le cadre de la « politique de diligence raisonnable ». Il est beaucoup moins compréhensible qu’elles ne soient pas utilisées dans le cadre d’une procédure d’assainissement (vetting) qui viserait à ce que ces officiers supérieurs des FARDC, auteurs présumés de violations flagrantes des droits de l’homme et du DIH, ne puissent plus exercer leurs fonctions au sein de cette institution de l’État. Encore moins compréhensible que ces deux bases de données ne soient pas utilisées pour lancer des poursuites pénales à leur encontre.

 

Une inaction proche de la non-assistance à peuple en danger

On ne peut donc que constater l’apathie choquante des Nations Unies en matière de mise en œuvre des différents mécanismes de la justice transitionnelle en RDC et regretter amèrement que la justice transitionnelle soit la grande absente des « documents stratégiques » qui orientent l’action onusienne dans ce pays :

  • les Résolutions du Conseil de sécurité sur la RDC et le mandat de la MONUSCO, adoptées depuis la publication du Rapport Mapping (octobre 2010) jusqu’à ce jour (décembre 2021);
  • lePlan-cadre de coopération des Nations Unies pour le développement durable (UNSDCF) pendant la période 2020-2024 qui constitue la réponse commune des Nations Unies aux priorités du Gouvernement congolais inscrites dans son Plan National Stratégique de Développement
  • le Programme conjoint d’appui à la réforme de la Justice (2020-2024) dans lequel seulement deux lignes de ce document de programme (« une approche provinciale est réalisée en matière de développement de processus de justice transitionnelle notamment dans la province du Kasaï Central ») et une note de bas de page sont consacrées à la justice transitionnelle.
  • la Stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO (S/2020/1041) en vue de permettre le transfert progressif des tâches de la MONUSCO aux autorités congolaises, à l’équipe de pays des Nations Unies et aux autres parties prenantes.
  • le Plan de transition pour le retrait échelonné , responsable et durable de la  MONUSCO, comprenant les « jalons » ou « objectifs de référence » et les « indicateurs » détaillés et mesurables qui devraient régir le retrait progressif de la Mission. La mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle ne fait même pas partie des 18 jalons qui doivent être atteints et qui conditionnent le retrait de la MONUSCO[ix].

Ces étonnantes carences des Nations Unies sont soigneusement dissimulées derrière des déclarations de ses plus hautes instances saluant les progrès accomplis et décernant des satisfecit aux autorités congolaises .

Le Secrétaire général « estime encourageant l’attachement du Gouvernement à la progression de la justice transitionnelle, comme en témoignent son programme d’action et la création récente d’une commission conjointe, composée de représentants des autorités nationales et de l’ONU, chargée d’élaborer une feuille de route en vue de la mise en place d’un processus de justice transitionnelle. Je trouve prometteurs les progrès accomplis sur le plan de l’instauration de mesures de justice transitionnelle dans la région du Kasaï, élément essentiel pour sa stabilité. Il demeure fondamental d’examiner les violations passées et de faire progresser la réconciliation pour parvenir à une paix durable et inclusive en République démocratique du Congo

Le Conseil de sécurité, dans sa très récente résolution « salue les mesures prises par le Gouvernement congolais en vue de l’instauration d’une stratégie nationale de justice transitionnelle visant à promouvoir la vérité et la réconciliation, tout en amenant les auteurs de crimes passés à répondre de leurs actes, en apportant réparation aux victimes et en mettant en place des garanties contre la répétition des violations des droits humains.»

Le Conseil des Droits de l’Homme[x] n’est pas en reste et « se félicite du processus d’implantation du mécanisme de justice transitionnelle en cours en République démocratique du Congo par la mise en place d’une commission nationale de justice transitionnelle et de réconciliation, y compris la création d’un fonds en faveur des victimes de crimes graves, de leurs proches ainsi que de leurs communautés, mécanisme susceptible de concilier la lutte contre l’impunité et la réconciliation avec la possibilité de garantir la non-récurrence desdits crimes,(…) se félicite également de la création d’un groupe de travail sur la justice transitionnelle au sein de la société civile congolaise, ainsi que de la mise en oeuvre d’un programme de justice transitionnelle au Kasaï, qui pourrait être reproduit dans d’autres provinces ; »

En réalité, il n’y a pas de réel processus d’implantation de la justice transitionnelle en cours en RDC. Il y a tout au plus des « mesures », en préparation par le Gouvernement, qui risquent de mettre en place un ersatz de justice transitionnelle (Ersatz =  un produit de remplacement d’un produit devenu difficile à trouver, mais qui le remplace imparfaitement ). En d’autres mots, les victimes congolaises risquent fort de n’avoir droit qu’à un pâle succédané de justice transitionnelle.

 

La mise à l’écart des mécanismes judiciaires

L’on a déjà vu plus haut les nettes réserves exprimées à l’égard du projet de décret ministériel « fixant les statuts d’un établissement public dénommé Fonds national de réparation des victimes de violences sexuelles et autres crimes graves en République Démocratique du Congo ».

D’aussi nettes réserves sont formulées concernant « la mise en place d’une commission nationale de justice transitionnelle et de réconciliation » (CNJTR) par un autre projet de décret préparé par le Ministère des Droits humains. Ce texte crée une CNJTR, fortement focalisée sur la médiation et la réconciliation entre les auteurs et les victimes des crimes graves. Si on l’examine bien, il n’est en réalité que la mauvaise photocopie de la première Commission Vérité et Réconciliation (CVR) qu’a connue la RDC de 2003 à 2006 et qui a complètement failli à sa mission[xi]. Elle ne pourra pas « mettre en œuvre la politique et la stratégie nationale de justice transitionnelle en République Démocratique du Congo » puisque cette politique n’a pas été définie préalablement. La CNJTR, si elle est créée en catimini par un décret ministériel, sera plutôt un moyen de protéger les auteurs d’exactions de futures poursuites judiciaires. Elle poursuivra un objectif de réconciliation irréaliste[xii] . Elle viendra doublonner le travail de recherche de la vérité déjà en très grande partie accompli par le projet « Rapport Mapping ».

 

Un « modèle Kasaïen » de justice transtionnelle ?

 

Le Conseil des Droits de l’Homme « se félicite (…)  de la mise en oeuvre d’un programme de justice transitionnelle au Kasaï, qui pourrait être reproduit dans d’autres provinces. » De quel programme « reproductible » s’agit-il ?

Depuis 2016, la région du Kasaï a connu des violences de grande ampleur qui ont fait des milliers de morts. Le Conseil des droits de l’homme a donc décidé en juin 2017, de créer une équipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï, qui s’est rendue sur place pour enquêter sur les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises au Kasaï. En fin 2018, le Peace Building Fund des Nations Unies a financé le Projet Paix, Justice, Réconciliation et Reconstruction au Kasaï Central (PAJURR). Mis en œuvre par le PNUD, le BCNUDH et l’ONG internationale Search for Common Ground, le programme visait la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle. Trois ans plus tard, la question qui se pose  est la suivante : ce « programme de justice transitionnelle au Kasaï » peut-il prétendre à être reproduit et étendu sur tout le territoire national de la République démocratique du Congo ? La réponse est négative pour plusieurs raisons.

Le programme est très loin d’avoir atteint son objectif de mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle. Un édit portant création, organisation et fonctionnement de la Commission provinciale Vérité, Justice et Réconciliation (CPVJR) dans la province du Kasaï Central a bien été adopté mais la Commission n’existe encore que sur le papier. Les différentes formes de réparation (individuelles et collectives, matérielles et symboliques) sont loin d’avoir été octroyées aux victimes. Au lendemain de la dernière résolution du Conseil de sécurité, la Société Congolaise pour l’Etat de Droit (SCED), l’ONG la plus active sur les questions de justice transitionnelle au Kasaï, a publié un communiqué dans lequel elle «  observe tristement que c’est depuis bientôt trois ans que les Nations Unies et le Gouvernement évoquent la lutte contre l’impunité, mais, cependant,  aucun progrès significatif n’est réalisé. A titre d’exemple, les dossiers prioritaires et emblématiques (Nganza, Mulombodi et Tshisuku), transmis à l’Auditeur Général des FARDC pour renvoi devant les juridictions compétentes, totalisent bientôt près d’une année sans suite, provoquant un désarroi et une énorme  frustration dans le chef des victimes. En outre, l’opération d’exhumation des corps dans la commune de Nganza évolue à pas de tortue. Pendant ce temps,  le laboratoire de criminalistique et de médecine légale n’a toujours pas été équipé. Les 26 corps jusque-là exhumés sont abandonnés à même le pavement. S’agissant de la stratégie nationale de justice transitionnelle, l’établissement public d’indemnisation des victimes ainsi que  la commission vérité et réconciliation tardent à se mettre  en  place alors que  le chef de l’État a instruit le Gouvernement, il  y a une année. De ce qui précède , la SCED continue à émettre un doute sérieux sur la volonté du gouvernement de la République de lutter contre l’impunité et craint que  l’accompagnement et le soutien  de la Monusco dans ce domaine ne se limitent qu’aux provinces Nord et Sud Kivu ainsi que l’Ituri. »

Alors que si peu de résultats ont été atteints et qu’aucun mécanisme de justice transitionnelle n’a été mis en place et n’a effectivement fonctionné à ce jour, quelles leçons peuvent être tirées du « modèle kasaïen » ? Comment peut-on songer à reproduire « l’expérience kasaïenne » dans les autres provinces du pays ?

Une autre raison rend cette « reproduction » plus impraticable encore. Le contexte des crimes de masse commis au Kasaï dans un passé récent n’a presque rien à voir avec le(s) contexte(s) des crimes de masse commis dans un passé plus éloigné dans l’Est de la RDC. La vaste majorité des crimes rapportés dans le Rapport Mapping ont été commis dans le cadre d’un conflit armé international ou internationalisé qui ont impliqué deux ou plusieurs Etats (Zaïre/RDC, Rwanda, Ouganda, Burundi, etc.) se qualifiant ainsi de crimes de guerre. Au Kasaï, la majorité des crimes rapportés dans le Rapport de l’Equipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï ont été commis dans un tout autre contexte, celui d’un conflit armé non international ou interne impliquant les forces de défense et de sécurité nationales, la milice Kamuina Nsapu et les milices Bana Mura qui « ont commis de multiples atrocités, y compris de nombreux cas de violence sexuelle et d’exaction contre les enfants, pouvant être qualifiées de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre.[xiii] »

L’impact de cette grande différence des contextes sur la conception et la mise en place des quatre mécanismes de la justice transitionnelle ne peut être ignoré et négligé. Le Rapport Mapping met en évidence la spécificité de la situation de la RDC en matière de justice transitionnelle qui tient au fait que les crimes internationaux n’ont pas été exclusivement commis dans le contexte de conflits armés internes, mais aussi et surtout dans le contexte de conflits armés internationaux ou internationalisés de par l’intervention de nombreux Etats tiers. Pour ces raisons, le « programme de justice transitionnelle au Kasaï », ne peut pas être reproduit ou transposé dans d’autres provinces, particulièrement dans celles de l’est de la RDC.

 

Quelles sont les causes de cette passivité des Nations Unies ?

                L’absence d’initiative sérieuse de la communauté internationale pour amener devant la justice les architectes de la souffrance du Congo reste incompréhensible aux  yeux du Prix Nobel de la Paix. Dans son dernier livre, « La force des femmes », le Dr . Mukwege rappelle comment cette communauté internationale, le plus souvent à travers des Résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, a réagi pour que les auteurs présumés de crimes internationaux soient poursuivis en justice : « Les génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda ont donné naissance à des cours internationales ad hoc qui ont permis d’inculper deux cent cinquante des pires criminels. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone établi en 2002 a enquêté sur la guerre civile qui a ravagé ce pays d’Afrique de l’Ouest dans les années 1990, et en 2012, il a jugé l’ex-président Charles Taylor coupable de crimes de guerre. Un tribunal pénal a été créé en 2003 en collaboration avec l’aide internationale pour poursuivre les dirigeants des Khmers rouges qui ont causé au Cambodge la mort de plus d’un million et demi de personnes en quatre ans au cours des années 1970 [xiv]. »

Le Prix Nobel se limite à citer quatre exemples parmi d’autres dans lesquels les Nations Unies ont fait preuve de réactivité, parfois très rapidement après la commission des atrocités, et d’initiative en mettant en place des tribunaux pénaux internationaux ou internationalisés. Il aurait pu s’étendre bien plus longuement et donner de multiples exemples du soutien protéiforme des Nations Unies, depuis presque trente ans, dans la mise en œuvre de politiques et des mécanismes de justice transitionnelle dans de très nombreux pays en situation post-conflit. Son implication s’est traduite non seulement par des efforts diplomatiques du Secrétariat Général pour inciter à l’insertion de mesures de justice transitionnelle dans les accords de paix, mais aussi par des actions d’opérations de paix en soutien effectif à la mise en place de mécanismes judiciaires, de recherche de la vérité, de garanties de non-répétition (assainissement, lustration ou vetting). Egalement par l’assistance financière du PNUD à des programmes de réparation. Ou encore par l’assistance technique du HCDH à la rédaction de lois de justice transitionnelle ou encore par des recommandations émises par ce dernier à la destination d’un État conduisant des procès ou un processus de vérité et de réconciliation[xv].

Quelle explication trouver à ce silence et à cette inaction ? Pourquoi, une fois publié, le Rapport Mapping a-t-il été rangé sur une étagère ou dans un tiroir quelque part au siège de l’ONU, où plus de dix ans plus tard ce travail colossal condamné à l’inutilité repose toujours.

Le Dr. Mukwege , dans son livre La force des femmes, ose une réponse : « Un premier jet du rapport avait fuité, et les médias s’étaient concentrés sur le rôle des troupes rwandaises dans les atrocités commises ainsi que l’hypothèse que le massacre des réfugiés hutu sur le territoire congolais pouvait s’apparenter à un génocide. Le gouvernement rwandais a « catégoriquement refusé » cette idée et déclaré qu’il s’agissait là d’une tentative de « valider la théorie du double génocide », selon laquelle un second génocide avait eu lieu contre les Hutu au Congo. Paul Kagame, le président rwandais, ancien commandant militaire, a menacé de retirer ses trois cents Casques bleus rwandais de l’ONU. Le secrétaire général Ban Ki-moon s’est hâté d’aller faire une visite dans le pays pour apaiser les relations.» Et d’enfoncer le clou : « Il n’y a eu aucune volonté non plus parmi les puissances mondiales de poursuivre le travail de ce rapport cartographique. Les États-Unis et le Royaume-Uni en particulier ont continué à soutenir et à protéger le Rwanda. » Et de conclure désabusé : « En ce qui concerne le Congo, la communauté internationale continue de détourner le regard. » Le Prix Nobel n’en est pas pour autant découragé ou désespéré. Il est toujours décidé à se battre pour mettre fin à l’inaction de la communauté internationale. Il préconise un changement du mandat de la mission de l’ONU au Congo, la MONUSCO : « Seules la justice et la responsabilisation peuvent apporter une stabilité durable au Congo. Au lieu de se contenter de financer des Casques bleus, la communauté internationale pourrait employer ses pouvoirs afin de traduire les criminels en justice. »  Concrètement cela signifie que le Conseil de sécurité devrait mettre la lutte contre l’impunité et la mise en place effective des mécanismes de la justice transitionnelle en RDC au coeur du mandat de la MONUSCO et de la la Stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO. Il ne l’a malheureusement pas fait puisque la Résolution adoptée le 20 décembre ne mentionne, dans sa partie décisionnelle, aucune tâche à effectuer par la MONUSCO  pour s’impliquer activement dans la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle, y compris les mécanismes judiciaires.

 

Changer de stratégie

Une erreur de stratégie a été commise jusqu’à présent en tournant tous les efforts de plaidoyer vers les autorités nationales congolaises, président, gouvernement, parlement. Cela équivaut à demander aux auteurs présumés des crimes (et à ceux qui forment des alliances politiques avec eux), de « scier la branche sur laquelle ils sont assis ». C’est attendre d’eux qu’ils demandent de mettre en place des tribunaux, nationaux et/ou internationaux, qui risquent fort de les envoyer en prison pour le restant de leur jour.

La stratégie de plaidoyer et de mobilisation pour obtenir la mise en place d’une justice transitionnelle holistique en RDC doit se tourner résolument vers les Nations Unies (et donc vers le Conseil de Sécurité (CS), le Secrétariat Général, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), la MONUSCO, le BCNUDH, le PNUD, etc.) et poser quelques questions gênantes :

  • Pourquoi depuis des années et plus précisément depuis 2010, année de publication du Rapport Mapping et de ses recommandations, les Nations Unies sont-elles restées quasi totalement inactives en matière de mise en œuvre des mécanismes, judiciaires et non judicaires, de justice transitionnelle ?
  • Si les Nations Unies, pour diverses raisons, ne veulent plus créer de nouvelles juridictions ad hoc comme pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, pourquoi, n’apportent-elles pas un soutien effectif à la création d’un Tribunal internationalisé (hybride ou mixte) pour la RDC et/ou à des chambres spécialisées mixtes au sein du système judiciaire congolais comme elles l’ont fait dans de très nombreux pays post-conflit (Sierra Leone, Cambodge, Timor Leste, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Liban, Centrafrique, etc.) ?
  • Alors que les Nations Unies ont dans de nombreux pays déployés une Equipe d’enquêteurs pour procéder à l’exhumation des fosses communes (en Irak récemment), pourquoi une telle Equipe n’est-elle pas déployée en RDC, alors que le Rapport Mapping a localisé près de 60 fosses communes parmi les centaines datant de la 1ère et de la 2ème guerre ?
  • Cette inaction des Nations Unies est-elle liée à la spécificité de la situation de la RDCen matière de justice transitionnelle, qui tient au fait que les crimes internationaux (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, voire même crimes de génocide) n’ont pas été seulement commis dans le contexte de conflits armés internes, mais aussi, pour la plupart, dans le contexte de conflits armés internationaux ou internationalisés de par l’intervention des armées de plusieurs Etats tiers, dont l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), impliquée dans presque la moitié des 617 incidents inventoriés par le Rapport Mapping ?

 

Mettre fin au négationnisme

Pour espérer mettre fin à cette inaction scandaleuse des Nations Unies, il faut, entre autres facteurs, agir sur le « facteur CNN », le poids et l’émoi de l’opinion publique internationale, aujourd’hui très mal informée des crimes commis et qui se commettent encore en RDC, un facteur auquel le Conseil de sécurité s’est montré sensible dans diverses circonstances (Ex-Yougoslavie, Rwanda, etc.). C’est donc un prérequis indispensable de mettre fin à « l’Empire du silence » qui règne sur les atrocités commises en RDC. De mettre fin au « négationnisme » de ces crimes de masse qui se manifeste principalement à travers les propos négationnistes des autorités politico-militaires rwandaises, relayés par certains de leurs soutiens dans les médias et dans l’arène politique internationale. Il faut ouvrir les yeux de l’opinion publique et arriver à une « reconnaissance » des crimes commis en RDC, y compris ceux commis par des armées étrangères. Il faut par conséquent encourager et accentuer le « travail de mémoire » qui prend de plus en plus aujourd’hui la forme de mécanismes non officiels de recherche de la vérité, à travers toutes les initiatives de préservation de la mémoire historique qui émanent des acteurs de la société civile (journées et cérémonies commémoratives des victimes des massacres, construction de monuments ou d’un Mémorial en ligne, demandes d’exhumation des fosses communes, diffusion du film « L’empire du silence, etc.).

Il ne faut plus attendre que la justice transitionnelle descende toute seule du ciel des Nations Unies, encore moins du Président ou du gouvernement congolais et de ceux qui ne cherchent à mettre en place que des mécanismes officiels, non-judiciaires de préférence, de justice transitionnelle (CVR, Fonds de réparation, etc.), contrôlés par eux et donc manquant totalement d’indépendance. Cette justice transitionnelle « descendante » (top-down), officielle, institutionnalisée, bureaucratisée, doit laisser la place à une justice transitionnelle « montante » (bottom-up), non officielle, militante , activiste, portée par les communautés de victimes, les organisations de la société civile congolaise et toute personne engagée dans la lutte contre l’impunité.

 

Luc Henkinbrant

Docteur en Droit (UCL), Ancien directeur d’Amnesty International Belgique Francophone (AIBF) (1985-1995), Ancien Human Rights Officer et Coordonnateur de l’Unité de lutte contre l’impunité et de justice transitionnelle du BCNUDH en RDC (2001-2011), Professeur invité à l’Université Catholique de Bukavu (UCB) depuis 2013 (Cours : DPI, DIH, Mécanismes de la Justice Transitionnelle) et à l’ACAMIL (Académie militaire de la RDC)(2014), Cofondateur du Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org

 

Contact : luc.henkinbrant@gmail.com

 

[i] §125. En dressant l’inventaire des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003, le rapport conclut que la grande majorité des 617 incidents recensés, s’ils faisaient l’objet d’une enquête et d’un processus judiciaire, constitue des crimes internationaux, qu’il s’agisse de crimes de guerre commis pendant les conflits armés, internes ou internationaux, ou de crimes contre l’humanité commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, ou dans de nombreux cas, qu’il s’agisse des deux. La question de savoir si les nombreux actes de violence graves commis à l’encontre des Hutu en 1996 et 1997 constituent des crimes de génocide ne pourra être tranchée que par un tribunal compétent

[ii] Résolution 1794 (2007) Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5814e séance, le 21 décembre 2007,

  • 15. Demande à nouveau aux autorités congolaises de mettre un terme à l’impunité, en traduisant en justice sans délai les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, en particulier les personnes responsables du recrutement et de l’utilisation d’enfants et les auteurs de violations graves contre des femmes et des enfants, notamment des violences sexuelles, de soutenir pleinement l’exercice d’inventaire dans le domaine des droits de l’homme entrepris dans le pays par la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, et de mettre en place un mécanisme de vérification qui prenne en compte, au moment de choisir les candidats pour les fonctions officielles, notamment pour les postes importants dans les forces armées, la police nationale et d’autres services de sécurité, les actions passées des intéressés en termes de respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme;
  • 16. Rappelle le mandat de la MONUC, qui consiste à aider à la promotion et à la défense des droits de l’homme et à enquêter sur les violations des droits de l’homme pour mettre fin à l’impunité, à aider à élaborer et appliquer une stratégie en matière de justice transitionnelle et à coopérer aux efforts nationaux et internationaux tendant à ce que les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire soient traduits en justice;

[iii] S/RES/1991 (2011)

[iv] On retrouve également cette norme dans les Principes pour la lutte contre l’impunité de la Commission des droits de l’homme : « La compétence des tribunaux militaires doit être limitée aux seules infractions spécifiquement militaires commises par des militaires, à l’exclusion des violations des droits de l’homme qui relèvent de la compétence des juridictions ordinaires internes ou, le cas échéant, s’agissant de crimes graves selon le droit international, d’une juridiction pénale internationale ou internationalisée

[v] Note 49 du document de projet du Programme conjoint des Nations Unies d’appui à la réforme de la Justice 2020-2024.

[vi] Dans le dernier rapport du SG du 1er décembre 2021, on peut lire : « Les 20 et 21 octobre, M. Tshisekedi, la Représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit et la MONUSCO ont participé à une table ronde sur la création d’un fonds de réparation pour les personnes rescapées de violences sexuelles liées aux conflits et d’autres crimes graves. Organisée sous l’égide de la Fondation Denise Nyakeru Tshisekedi, cette table ronde visait également à faire naître un dialogue, auquel participeraient les réseaux de personnes rescapées, concernant la mise en place d’un cadre national pour les réparations dans le contexte de la justice transitionnelle.(…) Je prends note de la table ronde sur la création d’un fonds de réparation pour les personnes rescapées de violences sexuelles liées aux conflits et d’autres crimes graves. J’encourage le Gouvernement à mettre en œuvre les recommandations issues de cette rencontre et à prêter l’oreille aux voix des survivants dans le cadre de l’initiative nationale de justice transitionnelle. »

[vii] A/69/518 et A/HRC/42/45.

[viii] Note consultative technique sur les développements en matière de justice transitionnelle et réparations en RDC, non publiée.

[ix] Un des derniers rapports du Secrétaire général sur la MONUSCO,  celui du 17 septembre 2021, accorde une large place à l’élaboration par le Gouvernement de la République démocratique du Congo d’un plan de transition, sur la base de la stratégie commune de retrait progressif et échelonné de la MONUSCO (S/2020/1041), comme l’a demandé le Conseil dans sa résolution 2556 (2020). 18 objectifs de référence ou jalons (benchmarks), des mesures d’atténuation des risques et des partenariats stratégiques figurent dans l’annexe au rapport. Aucun des 18 jalons n’est consacré à la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle.

[x] Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 11 octobre 2021 48/20. Assistance technique et renforcement des capacités dans le domaine des droits de l’homme en République démocratique du Congo

[xi] Elle en reproduit tous les défauts bien connus qui ont conduit à son échec : manque d’indépendance de sa composition, structures bureaucratiques pléthoriques, mandat irréaliste comprenant un double mandat de recherche de la vérité et de médiation, etc.

[xii] Plusieurs considérations invitent à un usage réfléchi et prudent de la notion de « réconciliation ». La RDC a connu des conflits internationaux ou internationalisés durant lesquels les forces armées de plusieurs pays ont été engagées. Il n’est pas évident que, dans un tel contexte international de commission des crimes, un mécanisme  de recherche de la vérité purement congolais (ce qu’est en réalité la CNJT prévue par le décret ministériel) avec un mandat très fortement axé sur la  «réconciliation nationale» permettrait de contribuer à une réconciliation entre Congolais alors qu’il s’agit plutôt de contribuer à une « réconciliation internationale » entre Etats qui ont été engagés dans ces conflits. Dans cette perspective, ne faudrait-il pas songer plutôt à la mise en place d’un mécanisme de recherche de la vérité de dimension internationale ou régionale.

[xiii] Rapport de l’Équipe d’experts internationaux sur la situation au Kasaï, A/HRC/38/31

[xiv] Mukwege, Denis. La force des femmes, Editions Gallimard.

[xv] L’on trouvera une description très complète de cette implication des Nations Unies dans le domaine de la justice transitionnelle, accompagnée d’une analyse critique de son bilan, dans la thèse de Philippe Flory, L’action de l’ONU dans le domaine de la justice transitionnelle et dans ses annexes : Annexe I : Accords de paix et justice transitionnelle, Annexe II : Opérations de maintien de la paix et justice transitionnelle, Annexe III : Missions politiques spéciales et justice transitionnelle, Annexe IV : Synthèse de l’action des opérations de paix dans le domaine de  la justice transitionnelle, Annexe V : Bureaux-pays du Haut-Commissariat aux droits de l’homme et justice transitionnelle.

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